Statistiques ethniques : Pas d’égalité sans mesure.

« La démocratie et la statistique ont en commun l’idée qu’il est possible de comparer et de « commensurer » les citoyens. »

Alain Desrosières.

 

Lundi soir, dans l’émission « Mots croisés », Robert Ménard, maire de Béziers et proche du FN, a avoué procéder à un fichage des enfants scolarisés dans sa commune selon la consonance de leur prénom, dans le but d’obtenir des statistiques sur leur confession. En un mot, il a affirmé détenir la liste des enfants « musulmans » des écoles de Béziers.

Cette initiative est raciste et illégale – il n’est pas besoin d’en discuter. Mais elle a ranimé le débat sur les statistiques ethniques et certains prétendent utiliser ce scandale pour lui donner le coup de grâce.

Quel rapport entre le fichage de Béziers et les statistiques ethniques – qui sont réclamées par des personnalités politiques, des associations antiracistes et de nombreux chercheurs depuis des décennies ? Quelle différence entre ficher et compter, faire des listes et dénombrer, assigner et interroger ?

En France, la statistique publique est prise en charge par un certain nombre de services, répartis dans les administrations françaises – l’INSEE étant le plus connu. Les enquêtes qu’ils administrent et exploitent sont soumises à un cadre juridique et institutionnel stricte, notamment en ce qui concerne le respect de l’anonymat des enquêtés et de la confidentialité des données. Elles sont dirigées et produites par des chercheurs en sciences sociales et par des statisticiens, selon des méthodes transparentes ; leur construction, leur administration et leur interprétation sont soumises à la critique des pairs, comme toute production scientifique. [En savoir plus sur les pratiques de l’INSEE].

Certaines enquêtes sont obligatoires, comme le recensement. D’autres ne le sont pas, en particulier lorsqu’elles portent sur des sujets dits sensibles – c’est le cas par exemple de l’enquête « Contexte de la sexualité en France » (2006). Selon les méthodologies utilisées, les enquêtés peuvent être tirés au sort dans plusieurs bases de données (comme les listes de coordonnées téléphoniques ou le recensement), et des corrections sont effectuées a posteriori pour s’assurer de la représentativité de l’échantillon. Les enquêteurs sont tenus au respect de l’anonymat et de la vie privée des enquêtés, et les différentes bases de données mises à disposition des chercheurs ne permettent pas l’identification des répondants.

« L’Insee applique des règles strictes dans la diffusion des données pour rendre impossible toute identification des unités statistiques. Les données publiées à partir des enquêtes ou du recensement de la population ne permettent aucune identification, ni directe ni indirecte, des répondants. »

L’accès aux données non anonymisées n’est possible que sur autorisation de plusieurs organismes de contrôle – notamment le Comité du secret statistique, et uniquement « à des fins de statistique publique ou de recherche scientifique ou historique ». [Conditions détaillées]

Des enquêtes comportant des variables relatives aux catégories « ethniques », « raciales », « racisées », devraient évidemment répondre à ces différentes conditions. Ces données seraient traitées de la même manière que le sont aujourd’hui les données dites sensibles (opinions religieuses ou politiques par exemple), dont l’accès est restreint et autorisé au cas par cas.

 

La République ne fait pas de différence entre ses enfants. La statistique a depuis longtemps démontré que l’école s’en chargeait, en mettant en lumière les discriminations systémiques subies par les enfants des classes populaires, et le mécanisme de reproduction sociale inhérent à l’institution scolaire. Des statistiques ethniques pourraient révéler l’ampleur des discriminations que rencontrent les enfants dont les parents ou les grands parents sont issus de l’immigration et/ou qui appartiennent à un groupe racisé. Elles pourraient rendre compte avec précision de la disparition progressive des racisés tout au long du cycle scolaire, et en particulier dans les disciplines et les établissements les plus prestigieux – comme elles l’ont déjà fait pour les femmes. En travaillant « toute chose égale par ailleurs », elles permettraient de mesurer l’effet propre de l’assignation à une catégorie racisée sur la scolarité.

Eh bien, il s’agit toujours de compter les Arabes dans les écoles, vous répondez.

Robert Ménard et son équipe ont relevé les prénoms à consonance arabo-maghrébine des élèves des écoles primaires de Béziers et ont prétendu détenir des chiffres sur le nombre de « musulmans » dans les classes. Ils ont fait des listes d’enfants dans un objectif précis qui précédait tout recensement : affirmer qu’il y avait « trop » d’enfants d’immigrés dans les écoles. Ils ont assigné des individus – des enfants – à une confession religieuse en fonction de leur prénom, niant ce faisant la diversité culturelle des populations immigrées, et naturalisant des traits religieux en déclarant leur hérédité. Ils ont cherché les supposés musulmans et ont inscris leur prénom sur des listes – et je vous laisse terminer cette phrase, avec « heures », « sombres » et « Histoire ». Ils ont violé toutes les lois relatives à l’anonymat et au respect de la vie privée, pour établir des chiffres vides de sens, dans le but d’étayer le fantasme raciste du « Grand remplacement ». Et j’ose espérer que ces listes n’ont servies qu’à établir ces chiffres – que vous appelez statistiques ethniques parce qu’il y a un pourcentage, et non à discriminer ces élèves et leur famille.

Brandir le fichage de Béziers pour s’opposer aux statistiques ethniques est malhonnête. Vous agitez un chiffon rouge : le statisticiens comptent, Ménard compte, vous voyez bien qu’il ne faut pas compter ! Je réponds comptons, et comptons bien.

 

« On peut considérer qu’une des tâches privilégiées de la statistique, dans ses expressions radicales, consiste (…) à se donner les moyens de rapprocher des cas considérés jusque-là comme des « exceptions » et de constituer ainsi des formes nouvelles de totalisation susceptibles de donner corps à des « pathologies sociales » traitées comme purement individuelles, ou liées à des singularités locales, par les instances de pouvoir. Dans ce dernier cas, l’entreprise statistique doit prendre en charge à la fois l’opération de comptage numérique et la formulation des catégories sur lesquelles repose nécessairement la prétention à modifier les bases de la comptabilité sociale. »

Luc Boltanski, « Quelle statistique pour quelle critique ?« , Statactivisme

Révéler les mécanismes discriminatoires qui maintiennent les populations racisées dans des positions sociales et économiques inférieures, découvrir et mesurer les inégalités qu’ils subissent sur le marché du travail, à l’école, dans l’accès au logement, face à la justice et à la police, dans la rue et la famille, explorer ce que signifie empiriquement vivre en France, aujourd’hui, en étant noir, arabe, ou Rrom – en un mot décrire et expliquer le système raciste à l’œuvre dans notre société. Ne pas égrener des anecdotes racistes, accidents individuels et particuliers, mais cartographier la structure qui produit et organise les catégories racisées comme groupes différenciés et hiérarchisés.

L’outil statistique met à jour des réalités systémiques et dévoile les asymétries sociales qui s’imposent aux individus. En cela, il a toujours été une arme théorique et politique privilégiée par la gauche, par le socialisme et le communisme. L’historien américain Ted Porter le qualifie d’ « outil de faiblesse » : alors que les dominants s’accommodent des évidences non interrogées qui deviennent naturelles, les dominés doivent mettre en lumière l’injustice pour transformer le système.

Je ne m’engagerai pas dans une vaste chronologie de l’apport des statistiques aux luttes ouvrières depuis la fin du 19e siècle, de l’utilisation qu’en ont fait Marx et Bourdieu – pour ne citer qu’eux seuls, de la place qu’occupe la recherche empirique dans la constitution du corpus socialiste. L’histoire sociale et celle des idées s’en sont chargées, je vous invite à les consulter.

Les statistiques ont-elles abolies le capitalisme ? Certes non, je vous propose un outil, pas une baguette magique. Les chiffres ne servent à rien, si ce n’est à soutenir un projet politique et une volonté d’agir. Peut-on faire sans les statistiques ethniques ? Sans doute, vous pouvez tâtonner à l’aveugle – surtout si ce n’est pas vous qui vous cognez aux murs.

 

« Je sais bien à quoi je m’expose en dressant les tableaux que je viens de mettre en lumière ; on prétendra que j’excite les passions rivales. (…) Dites-vous que tous les juges de paix, tous les commissaires de police, tous les syndics de l’immigration sont pris dans la classe blanche et aucun dans la classe de couleur ; vous provoquez à l’antagonisme des deux races ! Vous plaignez-vous qu’en formant un collège d’assesseurs de 30 membres, l’administration de la Guadeloupe y fasse entrer 22 Blancs, ou que l’administration de la Martinique ayant à nommer un Comité d’exposition de 17 membres, y mette 16 Blancs ; vous réveillez les inimitiés éteintes en mêlant la question de couleur à une question purement judiciaire ou administrative ! (…) Imputer la faute à celui qui la signale ne sera jamais honnête ; autant vaudrait imputer au médecin de donner la fièvre à un malade lorsqu’il constate que ce malade a la fièvre. Je ne serai jamais sensible à ce genre de reproche. »

Ces lignes, citées par Aimé Césaire dans Esclavage et colonisation, ont été écrites à la fin du 19e siècle par Victor Schoelcher, qui cherchait à attirer l’attention sur les discriminations raciales en Martinique et en Guadeloupe. Vous conviendrez qu’elles sont très familières. « Vous provoquez à l’antagonisme des deux races ! », disait-on de son temps à Schoelcher. Vous encouragez le communautarisme, nous dit-on aujourd’hui. Vous cherchez à racialiser le débat !

A cette dernière accusation, je plaide coupable. Racialiser le débat, imposer la question de la « race » dans l’agenda politique et le débat publique, non pas de la race biologique, naturelle, évidente, mais celle de la race subie, la race matérielle, la race qui poursuit. Il y a une question raciale en France, et nous ne pouvons pas l’ignorer. Elle ne se résume pas à une question de classe, elle est multi-centenaire et pluridimensionnelle, elle ne cède pas à la trompette de l’égalité républicaine. Il n’y a pas de race, dites-vous. Alors pourquoi ne sommes-nous pas égaux ?

En prétendant qu’il y a des races, vous servez les objectifs de l’extrême-droite et du Front National, vous ajoutez, avec sollicitude. L’extrême-droite n’a pas attendu que la recherche se saisisse de la question raciale pour énoncer des contre-vérités, proférer des mensonges et inventer des chiffres. Zemmour n’a pas besoin de statistiques pour affirmer que les prisons sont pleines de noirs et d’Arabes, parce que « tout le monde le sait ! ». Génération identitaire n’a pas besoin de permission pour brandir les chiffres de la drépanocytose. Ils n’en ont pas besoin mais ils s’en serviront sûrement ! Comme ils se servent des statistiques de genre pour affirmer que la nature féminine s’accorde mal avec le travail salarié. Nous répondrons, alors, et nous aurons cette fois des fondements solides sur lesquels nous appuyer. Je n’ai pas peur des chiffres sur le nombre de racisés en prison, en échec scolaire ou au chômage. Je n’ai pas peur des chiffres sur la violence que nous subissons, parce que je sais que la réponse n’est jamais la Nature et toujours la société.

 

Demeure enfin l’argument de la méthode. Quelles méthodologies pour les statistiques ethniques, quelles catégories, quel mode de déclaration, quels questionnaires ? C’est la seule interrogation qui importe, finalement. Vous feignez de croire le champ en friche, il n’en est rien. La recherche sur le sujet est riche et diverse, elle s’appuie sur les exemples étrangers et tient compte de la spécificité du modèle français, elle propose et invente, refuse et critique, elle se tient prête, en somme, à essayer de compter.

 

 

Pour aller plus loin :

« La statistique, outil de libération ou outil de pouvoir » , Alain Desrosières, Statactivisme.

« L’usage des catégories ethniques en débat » , Mirna Safi, au sujet du dossier-débat sur l’usage des catégories ethniques en sociologie publié dans Revue Française de Sociologie

 

7 réflexions sur “Statistiques ethniques : Pas d’égalité sans mesure.

  1. Chère Mélusine,
    Je te remercie d’avoir exprimé de façon détaillée ton point de vue sur cette question. Je dois cependant t’avouer que ton billet n’a pas vraiment assouvi mon questionnement qui demeure à plusieurs égards.

    Tout d’abord, la seule différence qui ressort de ton texte entre ce qu’a fait Ménard et les statistiques ethniques est qu’il aurait opéré un fichage non anonyme des personnes, ce qui en France est puni par la loi. Je fais remarquer d’abord que rien n’indique à ce stade de l’enquête que le fichage ait effectivement eu lieu : Ménard aurait très bien pu consulter les registres scolaires des écoles de Béziers et compter les prénoms « arabes » sans garder quoi que ce soit sur un fichier ou alors simplement attendre à la sortie de l’école et compter un par un les élèves au teint basané, et ce faisant il aurait d’ailleurs parfaitement respecté l’anonymat des enquêtés. Quelle différence entre ce qu’il a fait et ce qu’un sociologue aurait pu faire pour parvenir à la même conclusion, sinon peut-être un peu plus de transparence dans les méthodes employées – douteux aussi, puisqu’il a été on ne peut plus clair à ce sujet ?

    Un deuxième point concerne l’utilité même des statistiques ethniques. Tu rappelles à juste titre que le but des statistiques – et des enquêtes scientifiques en général – est de mettre à jour des phénomènes qui demeurent invisibles dans la vie courante (je ne discuterai pas de l’exemple erroné de Marx, car quiconque ait lu le Capital devrait s’apercevoir du rôle extrêmement marginal que jouent les stats dans sa réflexion ; et je suis assez certain que l’adhésion de Bourdieu à l’outil statistique est loin d’être totale). Ce que cela implique dans notre cas c’est que les inégalités « ethniques » ne sont pas perçues dans la vie quotidienne ou dans le débat public, dans lesquels on trouverait au contraire l’idée que les racisés s’en portent bien et profitent à fond des institutions égalitaires de la France. Or la ségrégation et l’exclusion de certaines catégories est un lieu commun reconnu par à peu près tout le monde, que ce soit de façon positive (« il faut les aider ») ou négative (« ils sont communautaristes/parasites/profiteurs »). Les ZEP existent depuis plus 30 ans, ne sont-elles pas la preuve que la coscience des inégalités existantes s’est déjà imposée jusqu’aux institutions, par ailleurs avec des résultats discutables ? Penses-tu que Manuel Valls a eu besoin de consulter beaucoup de statistiques pour affirmer après le 7 janvier sa volonté de « casser la spirale de la ghettoïsation » ?

    Alors, quelles sont ces statistiques qui nous manquent, qui nous révéleraient ce qu’on ne connaît pas et dont on a tellement besoin pour motiver les politiques ?

    Parce que je rappelle, enfin, que les statistiques « ethniques » sont bel et bien déjà autorisées en France et même dans la forme que tu préconises. Comme indiqué dans le guide de l’INSEE dont t’as donné le lien toi-même, la collecte des données sensibles est accordé « lorsque la personne concernée a donné son consentement exprès ; pour des traitements statistiques réalisés par l’INSEE ou l’un des services statistiques ministériels, après avis du Conseil national de l’information statistique et après autorisation de la Cnil ; pour les traitements, automatisés ou non, justifiés par l’intérêt public et autorisés par la Cnil ». Autrement dit, il est déjà tout à fait possible de faire des statistiques sur l’appartenance religieuse ou sur l’origine des gens, et on ne voit vraiment pas ce qu’on demanderait de plus à cet égard.

    En revanche, ce qui pose problème – et qui est, à mon sens, la vraie question dans ce débat – c’est la nature des catégories utilisées. Parce que si la confession religieuse (dans laquelle on se reconnaît spontanément) ou le lieu de naissance (qui figure déjà dans l’état civil) sont des catégories reconnues par tous les acteurs, en revanche faire des statistiques basées sur la « race » ou sur l’ « ethnie » implique nécessairement la création ex novo d’étiquettes aux contours flous qu’on imposera par la violence aux personnes enquêtées. Quelle est la limite exacte à tracer entre un Blanc, un Arabe, un Noir et un Asiatique ? Et dans le cas où l’on respectait le consentement des enquêtés, que faire s’ils ne reconnaissent dans aucune des catégories proposées ? Est-ce vraiment judicieux de redoubler la racisation déjà subie par les individus par une autre racisation plus « scientifique », aussi contrôlée qu’elle soit par des individus ?

    En utilisant des catégories du sens commun comme « Blanc » ou « Noir » de façon aussi acritique non seulement on trahit le sens même de la démarche scientifique (qui se caractérise précisément par la rupture avec le sens commun – et Bourdieu le savait mieux que quiconque d’autre), mais on risque tout simplement de donner un fard rationnel à l’irrationnel, à transformer en discours savant ce qui n’est que le produit de nos préjugés. De la phrénologie à la sociobiologie, il y a déjà eu suffisamment de cas de « sciences » qui se sont prétendues objectives tout en étant la pure et simple transposition d’idées reçues pour que nous ne soyons pas vigilants face à ces risques.

    Mesurer les discriminations n’est pas la même chose que mesurer les discriminés. Et il se peut bien que ce dernier travail ne serve in fine à occulter la nécessité de l’autre.

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    1. Commençons par énumérer les raisons pour lesquelles le fichage de Ménard n’est définitivement pas comparable avec une enquête sociologique :
      – Concernant l’accusation de fichage, elle n’est pour l’instant pas avérée, mais si c’était le cas, ces listes d’individus « musulmans » n’auraient rien à voir avec une base de données anonymisées.
      – La recherche en sociologie ne voit absolument aucun intérêt à connaître le nombre de « musulmans » dans une école particulière. En fait, elle ne voit aucun intérêt à détenir la liste des individus répondant à une seule variable, dans n’importe quel cadre. Faire des statistiques ethniques ne signifient pas compter les arabes et les noirs et s’arrêter sur un joli chiffre. Il s’agit plutôt de croiser des variables multiples, notamment démographiques, sociologie-économiques, de genre, de pratiques, etc., avec des variables relatives à la « race », l’« ethnie », la « catégorie raciale », afin de mettre en lumière des corrélations, voire des causalités, et donc des mécanismes systémiques. D’éclairer les positions, les trajectoires et les pratiques à la lumière de l’assignation raciale.
      – Si un sociologue se postait à la sortie de 1000 lycées et comptait les basanés, les blancs, les autres, qui en sortaient, puis cherchait les corrélations entre les chiffres obtenus et les caractéristiques géographiques de l’école, le niveau économique du quartier, le niveau d’étude moyen des habitants, etc. – dans ce cas là, je trouverai ça bien plus normal. D’autant que la sociologie ne s’intéresse pas à un seul groupe, comme le fait Ménard, mais entend les comparer.
      – Enfin, la différence ne réside pas uniquement dans la transparence de la méthode employée par les chercheurs, mais dans l’encadrement dont elle fait l’objet : un encadrement légal, institutionnel et scientifique. Si un sociologue prétendait deviner la confession d’un individu à l’aide de son prénom, on lui rirait au nez.

      Concernant l’utilité des statistiques ethniques. Je cite Desrosières quand je parle du rôle des statistiques dans les travaux de Marx, dont voit ça avec lui. Quant au rapport de Bourdieu aux statistiques, les Héritiers sont une démonstration suffisante.
      Tu dis que « la ségrégation et l’exclusion de certaines catégories est un lieu commun reconnu par à peu près tout le monde, que ce soit de façon positive ou négative ».
      Je vais prendre un exemple pour mettre en évidence de quelle manière des stats ethniques pourrait permettre de dépasser le lieu commun. « Il y a proportionnellement plus d’arabes et de noirs en prison ». Ça, c’est le lieu commun. La réponse que fait la gauche est la suivante : c’est parce qu’ils sont plus pauvres et qu’ils vivent dans des milieux défavorisés. Voilà, pas besoin de statistiques n’est-ce pas ?
      Pourtant, il y a plusieurs hypothèses que j’aimerais vérifier : est-ce que toutes choses égales par ailleurs, les noirs et les blancs pauvres ont la même chance d’aller en prison ? Est-ce que toutes choses égales par ailleurs la justice traite différemment les accusés blancs et les accusés noirs ? Est-ce que le temps et les modalités d’emprisonnement toutes choses égales par ailleurs diffèrent selon que le détenu soit blanc ou noir ? Est-ce que la violence, la maladie, le suicide en prison touchent autant les blancs et les noirs ?
      Est-ce que tu as des réponses à ces questions ? Moi, j’ai des intuitions. Mais j’ai besoin de chiffres pour démontrer – ou non – leur réalité.

      Ce raisonnement s’applique à tous les autres sujets où les statistiques ethniques seraient déterminantes. Il ne s’agit pas uniquement de décrire, mais de comprendre : nous connaissons les discriminations, mais comment fonctionnent-elles et à quel niveau ? Quelles causes, quelles institutions, quels acteurs ?
      Concernant l’agenda politique et la sortie de Valls sur la ghettoïsation, j’ajouterai qu’il a affirmé que cette situation « s’imposait à nous ». Je veux démontrer que si cette situation est en effet systémique, elle n’est en rien exogène.

      Concernant l’ « autorisation » des statistiques ethniques :
      La loi du 6 janvier 1978, dite « loi informatique et libertés » interdit de recueillir et d’enregistrer des informations faisant apparaître, directement ou indirectement, les origines « raciales » ou ethniques, ainsi que les appartenances religieuses des personnes. Cependant, les organisations de contrôle donnent régulièrement leur accord pour des enquêtes comprenant des variables de pratiques religieuses, voire sous des formes détournées des variables liées à la catégorisation raciale. Mais, et je cite Patrick Simon, directeur de recherche à l’INED : « l’interdiction de principe a réussi à imposer l’idée que vouloir mesurer les conséquences de l’origine ethnique dans une étude est sulfureux ». Les chercheurs s’auto-censurent, ce champ de travail est quasi inexistant en France, personne ne finance ce genre d’enquête et c’est mauvais pour la carrière. Or, la religion et l’origine des parents ne peuvent pas suffire : « sans religion de parents nés en France », ça me correspond à moi aussi. Eh oui.

      Pour conclure sur la méthodologie. D’abord, l’idée selon laquelle la confession religieuse serait une catégorie évidente est fausse : pour preuve, les différences obtenues dans les enquêtes, selon la manière dont la question est posée. C’est pourquoi on préfère s’intéresser aux pratiques religieuses, en posant une batterie de question (quelles pratiques, quelle régularité, quelle éducation religieuse, etc.). De même, il ne s’agit pas de construire une variable parfaite « catégorie raciale » qui dit tout, mais de pouvoir la croiser avec un certain nombre d’autres (pays d’origine des parents, nationalité, langue des parents, religion des parents, etc.).
      La question de la construction des catégories raciales est passionnante, comme l’a été celle des PCS (Professions et catégories sociologie-professionnelles) qui n’avaient rien d’évidentes et de précises non plus ! Sur cette question, plusieurs options sont possibles : la libre déclaration, la sélection d’un choix dans un nombre réduit de modalités (dont « autre », qui est une réponse déjà possible dans un grand nombre de questions d’enquêtes), etc.

      Tu crains que ces questions ramènent les racisés à leur condition : je pense qu’il y a des centaines d’autres occasions qui le font bien plus violemment dans la vie quotidienne. A la différence des blancs, les noirs n’oublient pas qu’ils sont noirs hors de la réflexion sociologique – c’est le propre de leur condition. Est-ce que la catégorie « noir » relève du sens commun ? Elle relève en tout cas d’une réalité matérielle indiscutable.

      Je terminerai par quelques mots empruntés à Colette Guillaumin : « Non la race n’existe pas. Si la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale des réalités. ».

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      1. En complément de la réponse de Mélusine :

        – Sur la différence entre le fichage et la production de statistiques :

        Une différence que Mélusine n’évoque pas est celle entre statistiques administratives et statistiques scientifiques. Elles n’ont ni les mêmes finalités, ni la même qualité. Les premières prennent souvent la forme d’un fichage individuel (avec identification par le nom, le prénom, voire une photo ou un numéro d’identification type numéro de sécu) et servent en premier lieu comme outil de gestion. Si elles peuvent à l’occasion être utilisées par des chercheurs, c’est souvent à défaut d’autres données de meilleure qualité (cf. l’enquête de G. Felouzis qui utilise un fichier administratif avec les prénoms des élèves comme proxy de « l’origine culturelle » http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RFS_443_0413). Mais elles présentent de nombreux biais, voir les débats autour des chiffres du chômage (Pôle Emploi vs Insee) ou sur les chiffres de la délinquance produite par le ministère de l’intérieur.

        – Sur Marx et Bourdieu :

        Sur Marx, voir ce qu’en dit aussi Michel Volle (Ingénieur Statisticien et Historien de la statistique) :
        « Karl Marx était trop exigeant en ce qui concerne la rigueur pour tomber en de telles incohérences. Il connaissait trop la puissance de l’outil rationnel pour le rejeter, et il a lutté contre ceux qui lui préféraient les appels d’un sentimentalisme exalté. Il n’a pas hésité à s’emparer des statistiques fabriquées par la société de son temps pour étayer la critique de cette société, notamment les statistiques que fournissaient les inspecteurs des manufactures britanniques. Certains chapitres du Capital sont littéralement bourrés de nombres. Marx utilisait les statistiques en connaisseur ; il a relevé une erreur de Ricardo, qui tirait des conclusions abusives en partant de la considération des moyennes ; il a même rédigé un projet d’enquête sur la situation des ouvriers. Ce texte montre d’ailleurs que, si Marx était un utilisateur avisé des statistiques, il était néophyte en ce qui concerne la production d’information : son projet est, comme tous ceux des débutants, extrêmement ambitieux, et cette enquête irréalisable n’a, comme de juste, jamais été réalisée. Elle n’aurait d’ailleurs pas donné des résultats très significatifs : emporté ici encore par cette verve polémique qui lui a joué tant de tours, Marx a rédigé certaines des questions d’une façon qui oriente manifestement la réponse. » http://www.volle.com/ouvrages/metier/chapitre_6.htm
        Voir le questionnaire pour une « Enquête ouvrière » rédigé par Marx : https://www.cairn.info/revue-travailler-2004-2-page-21.htm
        Voir aussi l’ouvrage d’Engels, loin d’être anecdotique dans la construction de la pensée de Marx, sur « La Situation de la classe laborieuse en Angleterre » qui a largement recours aux statistiques.

        Sur Bourdieu, je ne vois pas quel sens peut avoir cette phrase « je suis assez certain que l’adhésion de Bourdieu à l’outil statistique est loin d’être totale ». Bourdieu au-delà de l’usage massif qu’il a fait des statistiques (« Les Héritiers » ou « La Distinction » en sont de très bon exemples), il a eu une profonde influence, directe et indirecte, sur la production des statistiques. Il a collaboré avec des statisticiens de l’Insee, notamment au sein du collectif Darras. Par sa collaboration avec J.P. Benzécri, il a été à l’initiative de l’importation de nouvelles méthodes d’analyse statistique au sein des sciences sociales. Il a aussi marqué durablement certaines enquêtes statistiques, que ce soit à travers la nomenclature des PCS (qui doit beaucoup aux travaux de Bourdieu) ou à l’enquête sur les pratiques culturelles du ministère de la culture. Il a aussi contribué à la réflexion méthodologique et épistémologique sur la production et l’usage des statistiques.

        – Sur la différence entre l’opinion et/ou l’analyse sauvage et l’enquête scientifique :

        L’exemple de Mélusine sur les discours autour du fait qu’il y ait « plus d’arabes et de noirs en prison » se suffit à lui-même. Et il y a effectivement une grande différence entre avoir des intuitions plus ou moins solide et la possibilité de faire des enquêtes comme celle-ci (un exemple parmi des centaines) : http://www.vox.com/2015/5/6/8558835/baltimore-social-mobility-race
        Pour revenir à Bourdieu, on n’a pas découvert avec lui qu’il y avait des inégalités dans la société française. Mais on a eu, avec lui, une meilleure compréhension de leur production. Pour prendre un exemple, ses analyses sur l’importance du « capital culturel » ont permis de montrer que les politiques de démocratisation scolaire et culturelle ne pouvaient se résumer à la gratuité d’accès (à l’école ou au musée par exemple).

        – Sur la possibilité déjà existante de mener des enquêtes :

        Ces enquêtes sont encore, d’un point de vue pratique, très difficiles à réaliser. L’enquête T&O (Trajectoires et Origines) réalisée par l’Ined et l’Insee de 2008 a été longue à mettre en place. Et a été l’objet de plusieurs polémiques malgré le double contrôle de la CNIS et de la CNIL.
        Mélusine rappelle les problèmes de censure et d’auto-censure de la part des chercheurs concernant ces enquêtes. Il faudrait ajouter les difficultés propres aux sciences sociales françaises à traiter ces questions. Même si la question progresse depuis le début des années 2000, ces questions ont pendant longtemps été traitées par le biais de l’immigration. Si ces thématiques sont liées, le prisme de l’immigration masque le fait que de nombreux Français non-blancs sont issus de familles qui sont françaises et qui vivent en France depuis plusieurs générations. Avoir accès à de nouvelles statistiques, c’est aussi permettre d’ouvrir de nouveaux champs de connaissances, qui amèneront aussi de nouvelles questions.

        – Sur la performativité des catégories :

        A mon avis, on a tendance à sur-estimer un tel effet. D’une part, les catégories ethnique ou raciale sont déjà largement présentes dans le débat public. D’autre par, la performativité n’est pas aussi automatique qu’on veut bien la présenter. Encore une fois, il y a une différence entre l’usage de ces catégories par des administrations, où effectivement si l’ensemble de la population est systématiquement et régulièrement questionné, cela peut avoir des effets performatifs, et l’usage par la statistiques publique, où seule une faible partie de la population sera interrogée et de manière occasionnelle. Pour que de telles statistiques aient réellement un effet performatif, il faut qu’elles soient largement reprises par des portes-paroles avec une forte puissance médiatique (cf. les liens entre conscience de classe et le poids politique du PCF).

        Enfin, cette question a été largement étudiée, entre autre par les sciences sociales américaines. De même que pour les problèmes méthodologiques. S’il y a évidement des spécificités au contexte français, on est très loin de jouer aux apprentis sorciers.

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  2. @Mélusine :

    Je rappelle que Ménard n’a pas tiré son chiffre d’une seule école mais à ses dires de l’ensemble des écoles primaires et maternelles de Béziers. J’ai donc du mal à voir en quoi passer de 10 à 1000 écoles étudiées rendrait l’étude plus acceptable, sauf à croire à un principe d’induction selon lequel plus on dispose de données empiriques plus on se rapproche de la vérité. Encore une fois, ce qu’on reproche ici à Ménard n’est pas le principe de faire des statistiques sur la confession religieuse des enfants et de leurs familles, mais de l’avoir fait selon une méthode pas assez rigoureuse ou de ne pas avoir délégué la tâche à des statisticiens professionnels encadrés par la loi et par le contrôle de leurs pairs. Même si l’INSEE s’est démontré pour l’heure plutôt fiable, rien n’empêche en principe que des études futures soient davantage biaisées ; il est à craindre au contraire que si la pratique des statistiques ethniques se généralisait et si l’auto-censure actuelle des chercheurs disparaissait il y aurait multiplication d’études bidons aux critères beaucoup moins fiables, ce qui ne les empêcherait guère de peser dans le débat public au même titre que les dizaines de sondages à la méthodo floue dont on est submergés quotidiennement.

    La comparaison entre PCS et catégories raciales ne tient guère. La différence entre les PCS et les races c’est précisément que les premières n’ont rien d’évident et que leur réalité doit être construite par le travail du chercheur, alors que les catégories raciales sont tenues pour on ne peut plus « évidentes » : tout le monde semble savoir spontanément ce qu’est un « Noir », un « Arabe » ou un « Blanc » (ou un « Babtou » si tu préfères), même si quelques cas particuliers peuvent troubler sa perception. Pourquoi alors ne pas interroger cette évidence de la catégorie raciale de la même façon dont tu rappelles qu’on a interrogé – à juste titre – l’évidence de la confession religieuse ?

    Cette interrogation permettrait par ailleurs d’éviter des affirmations trop péremptoires sur la « réalité matérielle indiscutable » des catégories raciales à partir d’une lecture un peu expéditive de l’ouvrage de grands théoriciens du passé, lesquels étaient souvent bien plus fins que cela au sujet de la nature et des causes du racisme. Je me permets de citer la même Colette Guillaumin (dont l’ouvrage principal, je crains de devoir le dire, n’emploie des statistiques que dans une tout petite annexe) :
    « Le racisme n’entretient aucun rapport avec la réalité des faits, il ne relève ni de la véracité ni de la fausseté des faits dont il tire nourriture. Car ce ne sont pas les faits réels qui commandent mais bien l’univers imaginaire dont les exigences peuvent s’enraciner dans la vérité aussi bien que dans l’erreur. »

    Je propose finalement de laisser les « réalités indiscutables » à Ménard et aux autres racistes militants pour qui la corrélation entre le prénom, la couleur de peau et l’ « arabité » ou la « musulmanité » vont de soi (« c’est une évidence », dit le maire de Béziers), et de s’occuper plutôt de définir la nature exacte de la réalité du racisme et de la racisation, d’en délimiter avec précision les contours et d’en déterminer les relations avec d’autres phénomènes. Cela peut bien sûr passer par l’usage de statistiques qui nous font mettre le doigt sur certains phénomènes, mais il s’agit avant tout d’un travail de définition conceptuelle auquel l’outil statistique ne peut lui-même échapper, que ce soit pour définir ses catégories, pour les questionner ou pour interpréter les résultats.

    @SocioSauvage :

    Ce que dit Volle est très joli, mais même si certains chapitres du Capital de Marx sont bourrés de statistiques, il reste que l’énorme partie de son oeuvre de 1844 à sa mort n’en fait qu’un usage très localisé et finalement pas essentiel à sa méthode, laquelle est essentiellement conceptuelle, structurale et dialectique. Il n’est nul besoin de statistiques pour découvrir et décrire le fonctionnement du fétichisme de la marchandise, de l’accumulation du capital ou de l’exploitation du travailleur par le capitaliste. Vous auriez pu prendre des exemples plus pertinents comme Hilferding ou Luxemburg, et là encore on pourrait se demander si leur apport essentiel réside vraiment dans les données employées ou plutôt dans les structures qu’ils décèlent (celle du capital financier ou de la colonisation comme reproduction élargie du capital).
    Cette volonté de trouver des statistiques dans tout travail savant d’envergure relève après tout du même type d’illusion qui fait croire que Piketty est plus pertinent en économie politique que bien d’autres seulement parce que son ouvrage est bourré de données de ce type. Les oeuvres de Marx, d’Engels ou de Bourdieu ne perdraient pas de leur intérêt et de leur valeur scientifique s’ils ne contenaient comme chiffres que les numéros de page.

    J’aimerais aussi souligner que l’expérience des sciences sociales d’un pays traditionnellement esclavagiste et ségrégationniste comme les Etats-Unis, où les préjugés raciaux sont tellement ancrés dans les moeurs qu’ils font figure de donnée encore plus indépassable que le capitalisme, n’est guère rassurante pour notre cas. Je renvoie à cet égard aux travaux de Barbara J. Fields qui mettent bien en lumière la façon dont l’imaginaire racial structure la vie quotidienne et les attentes de tous les citoyens américains indépendamment de leur couleur de peau.

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    1. « Plus on dispose de données empiriques, plus on se rapproche de la vérité. »
      De la vérité statistique ? Oui, ça s’appelle la loi des grands nombres.

      On reproche à Ménard d’avoir fait un comptage dans un périmètre réduit et identifié, afin de pouvoir dire que dans « telle école » ou « telle ville », il y avait tant de petits « musulmans » dans les écoles.
      Une enquête socio ne se serait jamais intéressée à la ville de Béziers, mais à une ville moyenne du sud de la France avec un taux de chômage élevé, etc. Dans une monographie, la ville n’aurait pas été identifiée, et encore moins les écoles. Dans une enquête quanti, les résultats concernant Béziers auraient été comparés à ceux d’un certain nombre d’autres villes semblables et différentes.
      Comme je l’ai dit dans le commentaire précédent, la sociologie ne se soucie pas d’établir des listes, les stats permettent de croiser des variables et d’établir des corrélations.

      « Il est à craindre au contraire que si la pratique des statistiques ethniques se généralisaient (…) il y aurait multiplication d’études bidons aux critères beaucoup moins fiables. » Comme dit précédemment, les données relevant de stats ethniques seraient classées comme sensibles. Elles ne seraient pas accessibles au public, et ne le seraient aux chercheurs qu’après autorisation des organismes de contrôle et donc évaluation de leur projet de recherche. Par exemple, je n’ai pas l’impression que les statistiques religieuses font l’objet des dérives dont tu parles – sinon, j’imagine qu’on croulerait sous les « études bidons » sur les musulmans.

      Concernant la différence PCS/catégories raciales, je propose de remplacer quelques mots dans ton texte : « tout le monde semble savoir spontanément ce qu’est un *patron*, un *ouvrier* ou un *commerçant*, même si quelques cas particuliers peuvent troubler sa perception. » Pas mal, non ?
      Nous avons déjà parlé des réflexions autour de la construction des catégories raciales : les propositions sont nombreuses et diverses, il me paraît bien léger d’affirmer que ces catégories ne sont pas interrogées. (Je passe sur l’utilisation de « babtou », je ne me souviens pas l’avoir déjà utilisé, cette incise était donc gratuite…)

      « Le racisme n’entretient aucun rapport avec la réalité des faits, il ne relève ni de la véracité ni de la fausseté des faits dont il tire nourriture. Car ce ne sont pas les faits réels qui commandent mais bien l’univers imaginaire dont les exigences peuvent s’enraciner dans la vérité aussi bien que dans l’erreur. »
      Je crois que nous avons une lecture bien différente de l’extrait de Guillaumin. J’y vois une description du rapport qu’entretiennent les représentations racistes avec la réalité (« aucun ») : ce ne sont pas « les faits réels » qui justifient les représentations racistes, mais un « univers imaginaires » qui n’a que faire de la vérité ou de l’erreur. Bref, rien qui nous occupe, et rien qui viendrait contredire la réalité matérielle des groupes racisés – au sens de condition, et encore moins du racisme.

      Je continuerai à parler de la réalité indiscutable du racisme que je subis, et que subissent tous les racisés. Je te laisse discuter son existence sans moi, j’en fais l’expérience quotidienne.

      Un dernier commentaire sur cette phrase destinée à Sociosauvage : « Les oeuvres de Marx, d’Engels ou de Bourdieu ne perdraient pas de leur intérêt et de leur valeur scientifique s’ils ne contenaient comme chiffres que les numéros de page. » Je suis surprise de cette idée que la sociologie peut se passer de fondements quanti. Sans statistiques, les Héritiers ne sont qu’un roman. Dire « je sais que c’est ainsi » et « voilà ce qui est », c’est bien différent. Ces œuvres ont vocation à décrire et expliquer la réalité, et non à raconter des histoires.

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      1. Les statistiques ne sont pas utilisées que dans le cadre d’enquêtes théoriques, elles sont aussi souvent commanditées par les hommes politiques pour savoir quelle politique mener dans un certain endroit. A partir du moment où les stats ethniques deviendront légales rien n’empêchera un statisticien à la solde du maire de déterminer le pourcentage de « Noirs », de « Blancs » ou d' »Arabes » dans chaque quartier pour déterminer les politiques à mener comme ça se fait déjà dans les pays où de telles statistiques sont légales et acceptées, par exemple pour proposer aux enfants de tel quartier quelques places de plus dans une université prestigieuse. On ne peut pas ignorer que c’est souvent de ça dont on parle quand on demande de légaliser les stats ethniques, ou en tout cas il n’y a guère à douter qu’une telle arrière-pensée soit dans la tête de Valls, de Sarkozy, de Ciotti ou de Ménard quand il défendent cette proposition (et encore une fois, désolé de me répéter, il faudrait se demander pourquoi il y a à chaque fois autant d’élus de droite tendance hyperflic qui se prononcent en faveur de cette idée).

        Et je suis bien d’accord avec toi de parler de l’existence matérielle du racisme (ce qui est autre chose que la « réalité matérielle des races ») ; encore il faut voir à quel type de phénomène on a affaire, d’où ça vient, comment ça opère, qui est concerné précisément et de quelle façon, etc. L’extrait de Guillaumin, comme le reste de son ouvrage, démontrent que la « réalité » des races est celle de l’idéologie (au sens d’Althusser) : c’est-à-dire un imaginaire qui a des effets concrets, exactement comme l’imaginaire libéral du capitalisme, mais qui n’en demeure pas imaginaire, c’est-à-dire une déformation du réel. Parce que oui, croire que tous les personnes nées dans un pays arabophone sont musulmans tendance intégriste ou que tous les Noirs sont des feignasses qui ne pensent qu’à baiser ça ne relève pas du réel mais du fantasme, fantasme dont les racisés eux-mêmes subissent les effets dans leur quotidien et que la science devrait avoir pour but sinon d’anéantir, du moins de remettre en question afin d’en neutraliser les effets néfastes.

        Enfin, que tu le veuilles ou non, la sociologie – comme toute science sociale, et peut-être même les sciences dures – raconte essentiellement des histoires : souvent des histoires d’oppression, de domination, de misère et d’exclusion, parfois de réussite spectaculaire ; des histoires dans lesquelles les données quantitatives peuvent aider à dénouer l’intrigue, mais aussi les témoignages et les entretiens au cours desquels on arrive très souvent à saisir des mécanismes sociaux à l’oeuvre, et enfin le travail théorique par lequel on tisse un cadre général de compréhension. Penser que Weber, Goffman, Sennett ou Bauman ne sont pas sociologues parce qu’ils ne font pas de quantitatif ça correspond à prendre une position sur ce que doit être la sociologie et la science en général, position qui pourtant ferme les yeux sur tout un ensemble de théories reconnues comme pertinentes et fécondes dans ce champ. Je pense donc qu’on ne peut pas clore ce débat par quelques affirmations péremptoires.

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  3. Bonjour,

    Perso, je trouve les échanges dans les commentaires plus intéressants que le texte initial où l’impression qui domine serait la volonté de l’auteure à trouver des arguments qui expliqueraient et justifierait son intuition. Et l’analyse de la lecture de la discussion qui suit l’article m’encourage dans cette pensée.

    Pour ma part, les statistiques ethniques permettent simplement une réassurance identitaire aussi bien du coté du répondant à l’étude statistique que du statisticien qui doit assigner avec sa liste un individu à une case.

    Si JE est un autre, qui est NOUS ?

    ..

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